Bultmann : Quel sens a-t-il de parler de Dieu ?Cet article est tiré d'un de mes devoirs pour un cours de théologie systématique à l'Université de Genève, en mars 2023. Le cours portait sur la définition de « Dieu ». Il s'agissait de commenter l'article de Rudolf Bultmann intitulé « Quel sens a-t-il de parler de Dieu ? », tiré du livre Foi et Compréhension 1 : L'historicité de l'homme et de la révélation, Éditions du Seuil. L'article date de 1925. J'ai obtenu, pour ce devoir, la note de 5,75 sur 6 (notation suisse) ! J'ai apporté quelques corrections linguistiques, mais j'ai conservé la structure générale du devoir telle quelle. Je pense qu'il reste intéressant, même sans avoir lu Bultmann, mais je vous laisse en juger par vous-même. IntroductionComment parler de Dieu ? Comment le définir ? Si Dieu est le « mystère du monde » (Jüngel)[1] peut-on en dire quoi que ce soit ? Si Dieu est id quod maius cogitari nequit (ce par rapport à quoi rien de plus grand ne peut être pensé, Anselme de Canterbury)[2], cela veut-il dire que l’on peut penser Dieu ? Rudolf Bultmann, théologien allemand du 20e siècle, dans son livre Foi et Compréhension, cherche à développer ce thème et à répondre à cette question qu’il place en titre de ce chapitre : « Quel sens a-t-il de parler de Dieu ? »[3]. Dans ce chapitre, il va exposer un problème lié à la réflexion sur Dieu et sa solution. Nous chercherons, dans ce commentaire, à mettre en évidence l’argumentation de Bultmann dans ce texte pour comprendre quel est le problème lié à l’idée de parler de Dieu et comment faire pour effectivement parler sur Dieu. Nous chercherons également à commenter cette vision des choses à la lumière de certaines définitions de Dieu et d’autres pensées données dans le cours du Pr. Chalamet. Nous avons organisé ce commentaire en trois parties : le problème soulevé par Bultmann, la solution proposée par celui-ci et des remarques comparatives. Le problème soulevé par BultmannLe problème soulevé par Bultmann est énoncé simplement : il n’est pas possible pour l’humain de parler sur Dieu, il n’est pas même possible pour l’humain de parler de l’humain. Nous voyons par exemple cette idée résumée au paragraphe III : « Nous ne pouvons pas parler sur notre existence puisque nous ne pouvons pas parler sur Dieu et nous ne pouvons pas parler sur Dieu puisque nous ne pouvons pas parler sur notre existence »[4]. Comment en arrive-t-il à ce problème ? Tout d’abord, selon Bultmann, l’idée qui est exprimée quand on parle de « Dieu » est l’idée du Tout-Puissant, c’est-à-dire la « réalité qui détermine tout » (p.35). En tant que réalité qui détermine tout, il est impossible d’en parler de façon complète, car il est impossible de se placer en dehors de la réalité, ou en dehors de Dieu, pour parler sur Dieu. En effet, lorsque Bultmann exprime l’impossibilité de parler sur Dieu, il semble parler de l’idée de chercher à donner des vérités générales sur Dieu, on parle ici des vérités absolues sur Dieu (« parler de Dieu par affirmations générales » p.35), d’une connaissance de Dieu, ou même d’une appréciation et d’une certitude de son existence (« être certain de Dieu » p.38, « l’existence de Dieu » p.42). Ainsi, puisqu’il est impossible de traiter Dieu (le Tout-Puissant) comme un objet que l’on peut observer et sur lequel on peut discuter, il est donc impossible de parler sur Dieu. Seul Dieu peut parler sur Dieu en tant que Dieu. La conséquence est donc qu’on ne peut parler de Dieu qu’en tant qu’humain. Mais cela ne veut pas dire que l’on peut parler de notre existence non plus. En effet, nous ne pouvons pas nous placer en dehors de nous-même pour nous observer. Car à partir du moment où nous cherchons à nous observer, discuter sur nos expériences ou notre vécu, toutes ces choses perdent leur instantanéité et leur « caractère existentiel » (p.38). Finalement, en cela Dieu est aussi le Tout-Autre, c’est-à-dire qu’il se place en opposition par rapport à nous, non dans le sens où il est éloigné et qu’il faut se séparer de nous-même pour l’atteindre, mais dans le sens où il est autre que nous et qu’en tant qu’humain nous ne pouvons parler de lui. Notre existence, en cela, est pécheresse, c’est-à-dire séparée de Dieu. L’humain se cache facilement derrière une façon de parler du monde, une façon de vouloir peindre la réalité et de placer Dieu, ou même soi-même, dans ce tableau, mais cette façon de décrire la réalité n’est qu’une illusion (p.42). Nous ne pouvons pas parler sur Dieu, nous ne pouvons pas parler sur notre existence, et la seule façon de parler sur Dieu est en parlant de nous. Quelle est donc la solution ? Est-il alors possible et nécessaire de dire quoi que ce soit ou de faire quoi que ce soit ? La solution proposéeOui, il est non seulement possible mais il est nécessaire de parler de Dieu ! Seulement, cette parole n’est pas celle d’un observateur qui peut prendre Dieu, ou soi-même, comme objet de discours mais elle est celle de quelqu’un qui vit, qui agit et qui interagit avec Dieu. Cette action et cette parole sont un devoir (p.44). Notre réponse à ce devoir reste un acte libre, et en cela nous obéissons au devoir. Mais, encore une fois, ce n’est pas un devoir que l’on observe de l’extérieur pour juger sa légitimité, c’est un devoir qui est donné par Dieu et qui, en tant que tel, ne peut être observé, seulement obéi librement. Que ce devoir et notre obéissance à celui-ci soient quelque chose de réel, cela vient de la foi : « la conviction que notre acte libre est quelque chose de particulier n’est qu’objet de foi »[5]. En conséquence, la compréhension de notre existence elle-même dépend de cette foi. Finalement, nous ne pouvons pas parler sur Dieu ou sur nous-même de manière absolue, mais nous ne pouvons parler de Dieu qu’à travers notre propre existence dans son immédiateté, nous ne pouvons parler de Dieu que dans son interaction avec nous. Cela n’est réel que par la foi et la grâce : « Nous ne connaissons jamais Dieu, nous ne connaissons jamais notre propre réalité ; nous n’avons l’un et l’autre que dans la foi et la grâce de Dieu »[6]. Cette foi et cette grâce s’actualisent continuellement dans nos actes et dans notre existence. Remarques comparativesAu premier abord, ce texte de Bultmann semble difficile à saisir, car il affirme d’emblée qu’il est impossible de parler sur Dieu mais il donne aussi des définitions de Dieu : le Tout-Puissant et le Tout-Autre. Définir ainsi Dieu n’est-elle pas déjà une parole sur Dieu ? Il semblerait que l’auteur parle ici d’un discours complet sur Dieu, d’une connaissance de Dieu. C’est celle-ci qui n’est pas possible. En cela nous pouvons rejoindre certaines notions présentée par le Pr. Chalamet dans la leçon 1 : Dieu est au-delà de tout discours possible sur Dieu. De plus, nous voyons que la conclusion de Bultmann est que la parole sur Dieu n’est possible qu’en tant que parole sur nous dans une interaction avec Dieu. Cela rejoint notamment Franz Rosenzweig qui parle de rencontre : on ne peut faire l’expérience de Dieu que dans la rencontre avec l’humain[7], mais aussi Tillich qui parle non seulement de Dieu comme l’objet de notre préoccupation ultime, ainsi que de l’ « ultimité qui relève de l’expérience immédiate »[8]. Ainsi, Dieu est impossible à saisir, mais dans notre expérience concrète nous pouvons faire l’expérience de Dieu. Il faut cependant se garder d’en faire une généralité sur Dieu. Enfin, selon Bultmann, même vouloir parler de Dieu d’un point de vue croyant est un péché. Il conclut son texte en affirmant que tout ce qu’il vient d’écrire est, en tant que discours sur Dieu, ou bien pécheur si Dieu existe, ou bien absurde s’il n’existe pas. Ce qui m’étonne ici est qu’il se place dans cette dichotomie : existence ou non-existence de Dieu. Mais si Dieu est la réalité qui détermine tout, Dieu est au-delà de cette dichotomie. Finalement, parler de l’existence ou de la non-existence de Dieu n’a pas vraiment de sens. ConclusionBultmann présente donc ce qui semble pour lui être le problème lié à notre impossibilité de parler sur Dieu et surtout la solution à ce problème : il faut parler de Dieu en parlant de nous dans notre existence qui est dans l’immédiat, dans les actes, et qui se place dans la foi et la grâce. Cette solution, qui d’une certaine manière se rapproche aussi de la pensée de Rosenzweig dans son texte sur l’anthropomorphisme, me semble être une solution attirante. Cependant, je reste en désaccord avec certaines façons de présenter les choses dans ce texte, notamment l’idée de l’existence de Dieu ou de croire en sa réalité. Selon moi, une approche qui me paraît plus adaptée est celle de Tillich qui parle aussi du fait de ne parler de Dieu que dans sa propre existence et son expérience immédiate, mais il parle aussi de la notion de symbole permettant justement de parler de Dieu (objet de préoccupation ultime) sans pour autant pouvoir saisir la connaissance de Dieu. L’utilisation de notion de symbole par Tillich permet de séparer les deux éléments qui constitue notre préoccupation ultime et son objet : l’ultimité qui n’est pas symbolique et qui est dans l’expérience immédiate d’une part et le concret que l’on tire de cette expérience dont on peut parler symboliquement d’autre part. [1] Eberhard Jüngel, Dieu mystère du monde, Paris, Cerf, 1983 (2 tomes). [2] Proslogion, chap 2, cité par Christophe Chalamet dans la L2 du cours 6DTS3. [3] BULTMANN, Rudolf, "Quel sens a-t-il de parler de Dieu ?" in Foi et Compréhension. Tome I, L'historicité de l'homme et de la révélation, trad. A. Malet, Paris, Seuil, 1969. Pages 35-47. [4]Ibid, p.43. [5]Ibid, p.45. [6]Ibid, p.47. [7] ROSENZWEIG, Franz, "À propos de l'Encyclopediae Judaicia" in L'écriture, le verbe et autres essais, trad. J-L. Evard, Paris, Presses Universitaires de France, 1998. Cette idée peut être spécifiquement vu page 40. [8] Tillich, Paul, Dynamique de la foi, Genève : Labor et Fides, Québec : PUL, 2012, page 51. |
Abonnez-vous à la newsletter hébdomadaire pour ne rien rater !
Peut-on vraiment savoir ce que la Bible veut dire ? Pour reprendre et appuyer mon propos de la semaine dernière, j'aimerais m'arrêter sur une idée reçue qui peut parfois causer problème. Certains pensent qu'il est aujourd'hui possible d'interpréter avec 100 % de certitude la Bible, et d'être ainsi tous d'accord. J'ai observé ce phénomène selon deux points de vue opposés. Savoir ce que dit la Bible grâce à la science À l'époque moderne, avec l'apparition notamment de l'archéologie et des...
"La vie et la mort" Étude de 2 Corinthiens // 2 Co 10:1-11 Quel est le vrai combat ? 1 Moi, Paul, je vous y encourage par la douceur et la bienveillance du Christ, – moi qui suis humble en face de vous et qui, de loin, suis plein de hardiesse à votre égard – 2 je vous en prie : que je n’aie pas, une fois présent, à montrer ma confiance sous forme de hardiesse, comme je compte bien oser le faire à l’encontre de ceux qui estiment que nous vivons selon la chair. 3 En effet, si c’est bien dans la...
Idée-reçue : Il faut "juste" lire la Bible pour être unis. Bon, c’est un peu le bazar dans l’histoire du christianisme. Nous allons donc essayer de simplifier les choses pour trouver l’unité : la Bible, et rien que la Bible ! N’est-ce pas ? Pas si simple. “La” Bible n’existe pas Si l’on étudie l’origine des textes bibliques sérieusement, on voit que son histoire est fascinante, mais pas facile. Sa formation varie selon les lieux et les communautés, et son histoire est souvent mélangée avec...